C’est au pied du Vieux Tanger, et devant les portes mêmes de la muraille fortifiée qui enferme son labyrinthe de ruelles étroites, que, vers le matin de ce siècle, j’ai découvert la place du Marché.
Trente ans plus tôt, disait-on, il donnait sur la campagne et sur des collines de sable. Quand je l’ai connu, la cité neuve, étrangère, arrêtait le regard. Mais, comme autrefois, du matin jusqu’au soir, marchands, acheteurs et curieux se rencontraient en plein soleil, en plein vent, parmi les guenilles aux cent couleurs et la rumeur aux mille cris.
Les éventaires y étaient misérables et ne proposaient que les objets et les aliments les plus primitifs, les plus pauvres. Les halles aux viandes, aux poissons, aux légumes, se trouvaient à quelques pas, mais invisibles, cachées par des murs et des toits. Les étoffes éclatantes et les bijoux ouvragés, on les voyait dans la rue des Siaghines, à l’intérieur des remparts ; et là s’alignaient aussi, par dizaines, les changeurs dans leurs boutiques, ou derrière des comptoirs installés à même le pavé.
Là ne se tenaient que les charmeurs de serpents, les lecteurs à haute voix, les écrivains publics, les marchands de khôl, de piment haché ; les vendeurs de pâtisseries gluantes, de fleurs odorantes, de paniers tressés.
Et les paysannes, coiffées de grands chapeaux de paille et les jambes guêtrées par des morceaux de mauvais cuir, elles venaient des douars lointains, elles avaient cheminé et cheminé à travers les ronces déchirantes pour offrir aux chalands un poulet famélique, ou quelques œufs, ou seulement une brassée de charbon de bois. Leurs visages n’étaient pas voilés. À tant de misère et de labeur, cette liberté, du moins, était permise.
Des bourricots trottinaient, des automobiles précieuses fendaient lentement la foule. Dans le fond, frémissaient les arbres séculaires de la Mendoubia, où le représentant du Sultan de Rabat régissait la vie musulmane.
Et c’est cette place du Marché, naturellement, que choisit le petit Bachir, bossu par-devant comme par-derrière, quand il eut à conter ses histoires étonnantes.
Quel âge avait Bachir ? Dix ans, ou douze, ou quatorze ? Qui étaient ses parents ? Miséreux des faubourgs, ou paysans de douar, ou nomades ? Morts ou partis pour toujours en zone française, en zone espagnole ? Et où était né Bachir, le petit bossu ? Tanger ? Tétouan ? Larache ? ou dans le Rif sauvage ? ou dans le Souss encore plus secret ? Personne ne le savait, et surtout pas lui-même. Et personne ne s’en inquiétait. Et lui moins que les autres.
Il appartenait à ce peuple d’enfants arabes abandonnés à eux-mêmes pour ainsi dire depuis leur naissance et qui poussent par miracle, comme des plantes. Beaucoup meurent en croissant. Ceux qui résistent sont vraiment doués pour vivre.
Tout le monde, vieille ville ou cité neuve, connaissait Bachir. Même bâti de façon naturelle, il eût été en tout point remarquable. Ses traits étaient beaux par la finesse et l’audace, ses cheveux bouclés et sauvages ; les lignes de la bouche montraient une volonté singulière. Et les yeux, chez lui, retenaient surtout l’attention parce qu’ils exprimaient des qualités bien au-delà de l’âge de Bachir : l’ironie, la patience et la mélancolie.
Enfin, il chantait comme un ange.
Oui, même bâti à la toise ordinaire, Bachir n’aurait pu se laisser oublier. On imagine aisément l’impression qu’il faisait avec ses deux bosses. La plus grande, de la taille et de la forme d’un pain de sucre, surgissait dans son dos. Sur la poitrine, il semblait porter un œuf d’autruche. Malgré quoi, il n’avait rien du polichinelle. Il était fort et rapide. Il possédait en même temps une manière de secrète majesté. Et sa hardiesse, sa décision, son intelligence, lui soumettaient toute une tribu de petits cireurs, crieurs de journaux et mendiants. Ils formaient une cour en haillons sur laquelle, déguenillé, il régnait.
Ses lieutenants favoris étaient un garçonnet minuscule, coiffé d’un fez énorme, et une fillette si élancée, si fraîche, jolie et légère, qu’elle avait l’air d’appartenir moins à la vie qu’à un conte.
Or, un jour d’été et à l’heure où sur le marché l’activité, le mouvement, les couleurs et le bruit étaient à leur paroxysme, Bachir, le bossu, apparut, suivi du tout petit Omar au grand fez rouge et d’Aïcha, à la démarche dansante. Omar portait une flûte de roseau et Aïcha un tambourin. Bachir, lui, comme à l’ordinaire, tenait les mains profondément enfoncées dans les poches de sa culotte déchirée.
D’abord personne ne fit attention à eux. On était habitué à les voir. Et même les voyageurs de passage à Tanger qui, en dix langues différentes, commentaient avec étonnement et naïveté les merveilles du marché en plein soleil ne remarquèrent pas les trois petites silhouettes perdues dans la foule bigarrée et grouillante.
Mais alors le petit garçon coiffé de l’immense fez rouge et la fille dont chaque mouvement avait une grâce étonnante, firent résonner leurs instruments, et Bachir commença de chanter. Et quand l’enfant bossu chantait, il commandait un silence émerveillé. La pureté, la suavité, la douce richesse de sa voix semblaient hors de la condition humaine. Ses mélodies étaient douées du même pouvoir.
Elles avaient le pathétique espagnol, et en même temps le mystère de la mélopée arabe, et on ne les entendait jamais en Espagne, ni dans une autre partie du Maroc. C’étaient des chants andalous du temps de la conquête maure, mais oubliés en Andalousie et n’ayant pas pénétré plus avant en Afrique.
Et les chants séculaires et transplantés se répandirent par la voix du petit bossu, et les acheteurs oublièrent leurs achats et les marchands leur commerce. En quelques instants, une foule dense et profonde entoura Bachir.
On y trouvait une variété inimaginable de visages et d’accoutrements. Vieillards dont la noblesse était celle des temps pastoraux, faces atrocement grêlées par la petite vérole, gens du Sud et du Nord, de la montagne et de la plaine, des villes et des douars, caravaniers, négociants, débardeurs, nègres et demi-nègres, Chleuhs, Riffains et Darkaouas (ceux-ci de la religion la plus fanatique), paysans et mendiants, chacun avec la coiffure, les guenilles ou la djellabah appropriées à son métier, sa condition, sa tribu ou sa secte. Et les femmes se tenaient derrière les hommes, voilées ou non, et celles qui l’étaient portaient des étoffes blanches, noires, bleues ou roses, et celles qui ne l’étaient pas avaient les nattes au vent ou couvertes par de grands chapeaux de paille. Et ils avaient tous, dans les yeux, la même attention naïve et intense.
Bachir, soudain, cessa de chanter. Un long frémissement de faim inassouvie parcourut la foule. Mais Bachir leva la main et de nouveau se fit un grand silence.

Et Bachir cria :
— Amis de tous les chemins et de tous les métiers, marchands, paysans, artisans, scribes, pêcheurs et caravaniers, vous le savez bien : l’homme est à chaque instant dans la main d’Allah. Et il ignore toujours ce qu’il deviendra dans l’heure qui vient. Et moi surtout qui vais mon sentier dans la vie, en suivant les génies qui volent à travers ma tête. Or voici que, au moment où j’approchais d’ici sans dessein, un esprit m’a parlé :
« — Ô Bachir, deux fois bossu, a-t-il dit, partage tes expériences avec tes amis, pour les enlever à leurs soucis de chaque jour et pour mieux leur découvrir le vaste monde et ses destins. Mais n’agis pas, ô Bachir, à la façon de ceux qui lisent à haute voix les récits dans les livres, ou de ceux qui sans cesse remâchent le passé, ou de ceux-là encore qui se plaisent aux histoires inventées. Non, dis ce que tu as vu par toi-même. Et fais tes contes avec la vérité de tes jours et de tes nuits. Ainsi tes amis approcheront la folie et la sagesse et connaîtront les peines et les rêves de leur temps. Et aussi, ils vivront la vie de dix peuples, car toi, mendiant bossu, tu es de Tanger où se rencontrent les voyageurs de toutes les terres. »
Et tandis qu’un murmure de curiosité fiévreuse courait à travers la foule aux cent bouches, Bachir frappa brusquement sa bosse de devant et s’écria :
« — Et qui, en vérité, connaît mieux que moi cette ville, l’ancienne et la nouvelle, et ses rues et ses maisons, et ses secrets, et les fidèles qui la peuplent et aussi bien les étrangers ? Allah ne m’a-t-il pas accordé le don des langages ? L’espagnol et le français, je les ai appris en même temps que l’arabe, car les Français et les Espagnols occupent notre pays. Quand les nations d’Europe se faisaient la guerre et que les Allemands sont venus ici, j’ai servi, tout enfant, de cireur de bottes à leurs officiers. Et quand cette guerre a été finie, en attendant celle dont maintenant ils se menacent, j’ai fait le même service chez les Américains. J’ai porté les plateaux de café dans les jardins des hôtels splendides. Et j’ai soigné les ânes du foundouk où s’arrêtent les caravanes. J’ai tiré la navette du tisserand et j’ai mendié. Et j’ai chanté dans les plus riches demeures. Et qui donc se gêne devant un enfant, un pauvre, un bossu ? Personne. Et j’ai regardé les vies et les cœurs, et les pensées. Et voilà de quoi je vais vous faire récit, ô mes frères… »
Alors les gens qui entouraient le Petit Bachir se laissèrent glisser lentement sur leurs talons ou sur leurs jambes croisées, en un demi-cercle où l’on voyait mieux les faces marquées par tant de métiers, de lieux, de climats, et de peuples divers.
Et placés par le hasard, par la force, ou par la ruse, on vit au premier rang : Mohamed, l’écrivain public, Abderraman, le riche badaud, et le bon vieillard Hussein qui vendait du khôl, Ibrahim le jeune et beau marchand de fleurs, Sayed qui lisait à haute voix des histoires anciennes, Abdallah, le pêcheur aveugle, et Zelma la bédouine effrontée au front plein de tatouages.
S’adressant d’abord à eux par politesse, Bachir commença.